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Les thés de Mae Salong
À Mae Salong, en Thaïlande, une communauté chinoise produit des Wu Long dignes de concurrencer les meilleurs crus taïwanais. Découvrez ou re-découvrez la fabuleuse histoire de ces thés si particuliers et de Madame Ming, propriétaire de l'une des principales manufactures de thé de la région.
- Article extrait du magazine Bruits de Palais N°44 - page 5 -
Auteur : Mathias Minet
À Mae Salong, en Thaïlande, une communauté chinoise produit des Wu Long, dignes de concurrencer les meilleurs crus taïwanais. François-Xavier Delmas et Mathias Minet sont partis à leur découverte.
Depuis plusieurs années déjà, le nom de Mae Salong nous faisait rêver. Coupures de presse, témoignages d’amis passés là-bas en touristes, prospectus commerciaux qui s’accumulaient dans notre dossier « Thés de Thaïlande » sans que nous nous décidions à partir. Manque de temps, choix des priorités… il reste tant de jardins de thé à découvrir ! Et puis un beau matin, Augustin, un neveu de François-Xavier, l’appelle, il est là-bas et lui raconte : les champs de thé vallonnés à perte de vue, le village chinois ancré dans son folklore, son histoire, l’enthousiasme d’une certaine Madame Ming à l’idée de nous rencontrer… Quelques semaines après, Augustin nous fait parvenir des échantillons de thé que nous dégustons… et c’est la surprise ! Notre prochaine destination devient une évidence : nous irons à Mae Salong.
Mae Salong est un village situé au nord de la Thaïlande, à environ une heure et demie de voiture de Chiang Rai et à quelques kilomètres de la frontière birmane. Il abrite une importante communauté chinoise, environ 80% de sa population, qui vit essentiellement du tourisme et de la culture du thé. Le village ressemble typiquement à ceux que l’on peut voir dans le Yunnan : architecture, organisation socio-économique, gastronomie, sans oublier le dialecte, tout nous transporte dans cette province chinoise et nous rappelle que la plupart des habitants y ont leurs racines.
C’est le cas de Madame Ming, avec qui nous avons noué depuis d’étroits contacts, qui est née à Kunming mais n’a quasiment jamais vécu en Chine. Nous comptons beaucoup sur elle pour mieux connaître les thés de Mae Salong. Figure locale haute en couleur, elle est en effet propriétaire de l’une des principales manufactures de thé de la région. En nous racontant son histoire, Madame Ming nous dévoile celle de Mae Salong, singulière et sulfureuse, bien éloignée de l’atmosphère prospère et bon enfant qui règne dans les rues du village. Tout commence en Chine en 1950…
Un régiment en déroute
A l’époque, les communistes de Mao Tse-toung (Mao Zedong) ont mis en déroute les nationalistes de Tchang Kai-chek (Jiang Jieshi), et la majorité de ces derniers ont fui le pays pour s’installer sur l’île de Taïwan. Dans la province du Yunnan cependant, un colonel du Kuomintang et ses hommes n’ont pas rendu les armes et organisent la résistance. Le Yunnan, presque entièrement contrôlé par les communistes de Mao, s’avère malheureusement une position difficile à tenir, et les soldats nationalistes, avec leurs familles, se voient contraints de se replier de l’autre côté de la frontière, en Birmanie.
Soutenus par Tchang Kai-chek et aussi par la CIA, qui voit dans cette armée l’opportunité d’ouvrir un front en Chine communiste, ces quelques milliers d’hommes multiplient les accrochages et les escarmouches. En 1961, la Chine, excédée par cette menace à sa frontière, décide d’en finir et obtient du pouvoir birman l’expulsion des régiments nationalistes. L’armée est démantelée, nombre de soldats sont rapatriés à Taïwan, certains s’enfuient au Laos, tandis que d’autres se réfugient en Thaïlande, dans les villages qui bordent la frontière birmane, et notamment à Mae Salong où s’établit le Cinquième régiment, bientôt rejoint par les familles des soldats.
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Dans le contexte de la Guerre Froide, les anciennes troupes du Kuomintang sont accueillies comme de précieuses alliées par le Gouvernement thaïlandais. En renseignant notamment la CIA et les autorités du pays sur le trafic d’armes qu’exerce la Chine à destination du Nord Viêt-nam, elles deviennent peu à peu des partenaires indispensables dans la lutte contre le communisme et, dans les années 1970, finissent par être incorporées à l’armée thaïlandaise sous le nom de « forces chinoises irrégulières ». A l’époque, la principale ressource financière de ces troupes, qui leur permet à la fois de s’armer et de nourrir leur famille, provient du commerce de l’opium, produit massivement de l’autre côté de la frontière, en Birmanie. Mae Salong, comme nombre d’autres villages, est alors une plaque tournante du trafic de drogue, où l’opium et l’héroïne sont taxés et échangés contre de l’or, ce qui a valu aux montagnes de la région le nom de « Triangle d’or ».
A l’aube des années 1980, les Chinois de Mae Salong ont abandonné tout espoir de rentrer dans une Chine libérée du communisme. Sous la pression internationale, le Gouvernement thaïlandais engage une nouvelle lutte, d’un tout autre genre : l’éradication de la culture du pavot et des trafics qui en découlent. Des cultures de substitution sont introduites : fruits exotiques, légumes, exploitation forestière… A Mae Salong, la communauté chinoise, qui n’a jamais rompu ses liens avec sa parente taïwanaise, entreprend d’introduire une culture originale qui s’est remarquablement développée sur l’île au cours des dernières décennies : celle du thé.
Forts de l’expertise et du soutien taïwanais, les Chinois de Mae Salong se font fermiers, défrichent les montagnes environnant le village, acclimatent les théiers, se rompent aux techniques de transformation des feuilles… Au fil des années 80 et 90, cultivars, outils et savoir-faire de Taïwan sont ainsi transposés avec succès à Mae Salong. L’environnement agro-climatique de la région, qui s’avère particulièrement propice à la culture du thé est un facteur supplémentaire d’encouragement et les surfaces cultivées s’étendent progressivement et deviennent la ressource essentielle du village et de ses environs.
Des thés taïwanais dans un village chinois de Thaïlande
Madame Ming nous entraîne à la découverte de son village. En cette période de vacances, de nombreux thaïlandais de Bangkok et d’autres grandes villes sont venus y passer quelques jours. Riche de son histoire et de sa culture chinoise, Mae Salong est une destination touristique très courue qui vit au rythme de festivals, célébrant tantôt son passé tumultueux, tantôt sa théiculture florissante… Les environs sont par ailleurs habités par de nombreuses minorités comme les Akhas, les Laku, les Yao, ou encore, un peu plus au sud, les Karen, les fameuses femmes girafes, dont le folklore constitue un attrait touristique supplémentaire pour le village.
Les rues ne sont qu’une enfilade d’échoppes et de salons de thé, toutes proposant à la dégustation l’un des cinq thés produits dans la région : Jin Xuan (Lys d’or), Si Ji Chun (Printemps des quatre saisons), Qing Xin (Cœur vert), Cui Yu (Jade vert) et Gan Nen (Tige molle)… Ces noms ont un sens particulier pour nous et nous transportent dans les plantations de Nantou, terre d’élection du Dong Ding taïwanais. Sous ces noms poétiques se cachent en effet cinq des cultivars (terme que l’on peut rapprocher de « cépages ») les plus plantés à Taïwan.
Madame Ming nous confirme qu’il s’agit bien là des mêmes théiers dont les boutures ont donné d’excellents résultats sur le terroir de Mae Salong. C’est à notre connaissance, avec certaines plantations au Népal, l’un des rares cas d’acclimatation de théiers sur un terroir étranger. Contrairement au monde du vin et de la vigne, où nombre de cépages sont cultivés sur des terroirs très variés, le petit monde du thé, par son cloisonnement extrême et son hyperrégionalisation, n’offre que très peu d’exemples permettant d’étudier l’influence du terroir sur les qualités organoleptiques du thé obtenu. Pour une fois, nous allons peut-être pouvoir, avec les thés de Mae Salong, effectuer quelques comparaisons...
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L’intérêt de comparer s’avère être ailleurs. Manufacturés avec les machines et techniques propres aux Wu Long de Taïwan, ces cultivars donnent des thés à grosses perles, qui ressemblent à s’y méprendre à leurs cousins taïwanais. Forme, parfums, saveurs, ils évoquent en tous points les Dong Ding de très belle qualité et leurs sous-variétés comme le Jade Wu Long ou le Milky Wu Long. Certes, un caractère boisé et minéral, peu courant dans le cas des thés insulaires, apparaît parfois dans certains lots que nous dégustons - il exprime peut-être en cela l’apport du terroir de Mae Salong - mais les ressemblances sont frappantes et dominent l’impression générale.
Les professionnels taïwanais ne s’y sont d’ailleurs pas trompés. Bien qu’une partie du thé produite à Mae Salong soit vendue aux touristes sur le marché local, une proportion croissante de la production est exportée vers l’Ile où elle est ensuite vendue comme du thé cultivé soi-disant taïwanais. Ainsi, commente Madame Ming, au cours des dernières années, les montagnes de Mae Salong et de ses environs sont devenues une véritable zone de sous-traitance du marché taïwanais. Taïwan, confrontée à un plafonnement des surfaces cultivables sur son propre territoire ainsi qu’à un coût de main-d’œuvre très élevé, délocalise en effet depuis de nombreuses années une partie de sa production de thé, notamment dans la province du Fujian en Chine continentale. Les exceptionnels résultats de la théiculture à Mae Salong, le faible coût de sa main-d’œuvre et sa proximité culturelle ont fait de la région un lieu tout désigné pour étendre cette sous-traitance. Les Taïwanais, du statut de clients professionnels importants, passent progressivement à celui d’acteurs incontournables. Ils implantent leurs propres manufactures sur le sol thaïlandais et achètent les feuilles fraîches qu’ils transforment eux-mêmes. Pas une semaine sans que Madame Ming, ne reçoive une offre d’achat pour sa plantation et son usine.
La cession n’est pourtant pas à l’ordre du jour. Madame Ming, qui a vécu les soubresauts historiques de Mae Salong et qui, depuis une trentaine d’années, a tourné le dos à cette chronique tourmentée en s’appliquant à produire les meilleurs thés du pays, se sent aujourd’hui davantage Thaïlandaise que Chinoise et ne voit pas forcément d’un bon œil l’arrivée de ces lointains cousins étrangers…